tell me the story of your life. Je me souviens encore de la marque cuisante de sa semelle dans mes côtes ou dans mon dos. Je revois les larmes de ma mère et je ressens encore la douleur, l’impuissance et l’incompréhension qui m’assaillait. Je sais que pour le calmer, elle l’entrainait dans leur chambre. Et pendant ce temps, je me redressais et je rangeais le bordel qu’il avait mis. Les chaises renversées, des bouteilles de bière brisées... Ensuite, je ramassais mon courage pour panser mes plaies et je fermais les yeux pour oublier le bruit de l’autre côté du mur. Souvent, j’allais chercher ma petite sœur pour apaiser ses larmes, je savais ce qu’il ferait s’il l’entendait. A vrai dire, j’ignore combien de fois j’ai répété ce même scénario. Je sais juste qu’avec le temps, j’encaissais mieux les coups. Au bout d’un moment, ça ne me faisait plus rien du tout… C’était comme si je regardais la scène de loin, en dehors de cette carcasse ballottée par la violence des attaques. Je porte toutes ces cicatrices comme une armure. Une preuve que malgré tout ce qui peut nous tomber dessus, on est toujours capable de se relever. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Assez fort pour parvenir enfin à s’affranchir de toute peur… En réalité, on finit toujours par se libérer d’une façon ou d’une autre. J’ai choisi de m’enfermer derrière un masque amorphe, dénué de sentiment. On appelle ça l’ataraxie. C’est une sorte de maladie mentale, un détraquage du cerveau qui devient incapable d’exprimer autre chose qu’un parfait désintérêt pour ce qui se passe. De toute façon, être cinglé, c’est un truc de famille. Après tout, ma mère est restée dix ans avec un type qui la violait et tabassait son fils non ?
Mon père est mort en mer alors que je n’avais que cinq ans. A l’époque, nous habitions sur la côte amalfitaine, la vie était simple. C’est vrai que c’était parfois difficile de boucler les fins de mois, mais ils semblaient heureux, du moins est-ce l’image que je garde d’eux… Le balcon couvert de fleurs butinées par les abeilles, une assiette de courgettes farcies fumantes,… Mes parents qui s’embrassent, il passe une main sur son ventre légèrement rebondi. Je n’ai pas d’autre souvenir de lui, rien. J’ignore totalement comme une femme aussi forte que ma mère s’est retrouvée dans les bras d’un salopard comme Enzio. Peut-être est-ce la perte de mon père qui l’a brisée. Elle qui était si belle, espagnole jusqu’au bout des ongles et ce léger accent qui ne la lâchait jamais, je l’ai vue dépérir, se ternir. Elle s’accrochait désespérément à cette sécurité financière que ce sale type nous apportait, comme s’il n’y avait que ça qui comptait. Je revois encore ses mains trembler quand j’osais demander pourquoi. Pour nous. Elle ne répondait rien d’autre. Elle n’a même pas réagit quand il a commencé à s’intéresser à ma petite sœur… Alors c’est moi qui l’ai fait. J’avais seize ans et dix ans après les articulations de mon poing en craquent encore. Jamais je n’avais frappé aussi fort ni aussi vite, jamais je n’avais hurlé avec tant de rage. Ce jour-là, j’ai attrapé ma sœur par un bras et ma mère par la manche et jamais nous n’avons remis les pieds dans son appartement hors de prix.
Après ça, elle ne m’a plus jamais vu de la même façon. Elle se reposait sur moi, sur mon avis… J’étais devenu l’adulte et elle l’enfant. Nous habitions dans un immeuble minable en plein centre de Naples et pendant trois ans, j’ai assumé la tâche qu’elle m’imposait : être l’homme de la maison. C’est à cette période que j’ai vécu ma première histoire d’amour avec une fille du quartier. Et j’ai été consumé sur place. A dix-huit ans, j’ai mis les voiles direction l’Afrique avec une bande de gars complètement allumés qui pensaient sauver le monde à coup de marijuana… Aussi étonnant que ça puisse paraitre, ils avaient tort, ils sont rentrés et je suis resté. De l’Afrique du Sud au Congo en passant par l’Ethiopie et la Somalie, j’ai fini par m’attirer les grâces d’un vieil anthropologue totalement dingue lui aussi. Il m’a pris sous son aile, m’a appris un tas de chose puis m’a payé des études de médecine à l'Unisa, l'université d'Afrique du sud. Je travaillais pour lui, entretenant son jardin et prenant des notes à m’en user les doigts. En même temps, je bossais dans un petit dispensaire du village à côté. Je n’ai jamais donné de nouvelle à personne sauf une lettre ou deux par an à ma sœur auxquelles elle ne répondait presque jamais.
Puis j’ai rencontré une jeune espagnole idéaliste. Une starlette à peine sortie de l’œuf, adulée par tous les gosses européens. Elle était là pour un reportage de mission humanitaire. Je l’ai détestée à la seconde où nous nous sommes rencontrés. Mais les femmes ont un étrange pouvoir et après quelques semaines, elle m’a envouté. Je ne suis pas de ceux qui invitent une fille à danser mais elle… Elle. Quatre mois plus tard, nous étions fiancés et elle retournait en Espagne. Et puis : silence radio. Enfin non pas vraiment, j'entendais sa voix parfois mais elle ne m'a plus jamais contactée et la vie à repris son court.
On ne se rend pas toujours compte que les évènements nous transforment, nous changent. Lors de ma dernière année, mon mécène m'a envoyé en Angleterre où j'ai obtenu mon diplôme avec brio. Mais en revenant, je n'étais plus exactement celui que j'ai été. C'est dans ces circonstances que Ambre a croisé ma route pour la première fois. Autant dire qu'il y aurait pu avoir un mort ce jour-là : elle si libre, revendiquant à corps et à cri ses idéaux et moi, me croyant africain, formaté, reconnaissant... Éteint. Il a fallut du temps et pas mal d'aller-retour entre Bangui et Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie où mon mentor avait posé ses livres avant que je comprenne que ma place était dans ce petit dispensaire centrafricain, là où Ambre pourrait m'envoyer des horreurs à la figure quand je jouais trop à l'européen moyen.
Ce fut de courte durée... Quand les rebelles attaquèrent notre campement, je perdis toute fois en l'humanité, récoltant un éclat de balle à quelques millimètres de ma colonne. Il y est toujours, menaçant, jouant avec mes nerfs. Paralysera, paralysera-pas ?
J’ai quitté mon Afrique, mon havre, là où est ma vie, mon équilibre, là où sont mes rêves, mes amis et toutes mes perspectives… Ma mère s’est tirée avec un Allemand de la mer baltique, ma sœur est internée dans un hôpital psychiatrique, répétant sans cesse que notre père est vivant, et je suis fiancé à la nouvelle Taylor Swift espagnole qui vient de mettre au monde un gosse. Mais que voulez-vous, c’est la vie après tout non ? C’est l’avantage d’avoir le cœur déglingué, plus rien ne peut l’atteindre… Je suis de retour à Naples qui fut mon Enfer, je me bats pour sortir ma petite sœur du merdier où elle s’est fourrée et accessoirement pour me tirer du mien.